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Romancière et longtemps professeur de Lettres classiques, formée à La Sorbonne auprès de Jacqueline de Romilly, Irène Frain éclaire pour nous son chemin d’helléniste.
Dernier ouvrage paru : Écrire est un roman, Seuil, 2023.
1/ vous souvenez-vous de votre première rencontre avec le grec ancien ?
Tout simplement en 5ème, lorsque mon professeur de latin nous en a livré quelques rudiments, pour déterminer quels élèves étaient susceptibles d' » accrocher », et de poursuivre cet enseignement en 4ème jusqu’à la terminale, ce qui était alors considéré comme une filière d’excellence. La prof a tout naturellement commencé par l’alphabet et j’ai adoré! Ce que ces lettres étaient distrayantes! Quel plaisir de les dessiner et de les déchiffrer! Je vivais cela comme un jeu, l’apprentissage d’un code secret.
2/ les professeurs de grec qui ont guidé votre parcours ont-il joué un rôle important dans votre vie ?Le plus important a été mon prof de seconde. Je me souviens qu’elle s’appelait Madame Lapeyre. Elle était jeune, élégante, elle avait fait Normale Sup et elle tranchait très nettement sur les autres profs du lycée. Elle a su nous passionner car elle donnait vie aux textes que nous devions traduire. Ainsi, la grammaire devenait un outil pour accéder à une civilisation fascinante, et non une fin en soi. Ce qui n’empêchait pas cette prof de nous apprendre très méthodiquement les subtilités des verbes en -mi ou du subjonctif aoriste moyen! Et ça marchait!
3/ quels textes vous ont particulièrement marquée ?A ce moment-là, l’Odyssée, Electre d’Euripide ( d’autant que cette tragédie venait d’être magnifiquement adaptée par Cacoyannis au cinéma, avec Irène Pappas dans le rôle-titre) , les comédies d’Aristophane ( ah, brékékkékex, coax, coax!)
4/ diriez-vous que le grec a joué un rôle dans vos choix de vie ?La culture grecque de l’Antiquité vous marque à jamais car elle permet un déchiffrement de toute la culture occidentale, pas seulement sur le plan linguistique mais aussi en matière esthétique et philosophique. C’est une grande partie de nos fondations communes, et la plus importante est l’idée de la démocratie.
Sur le plan plus personnel, je dois sans doute mon désir de transmettre au cours de grec où j’ai découvert la maïeutique de Platon. C’était en classe de philo. J’ai ainsi saisi que transmettre, ce n’est pas imposer ses vues ou son savoir, mais conduire l’autre à découvrir le monde et ses secrets: la pédagogie au sens étymologique du terme.
Je dois aussi au grec mon goût de m’interroger sur les représentations archaïques que véhiculent les mots modernes; certaines nous hantent à notre insu —c’est ce que j’appelle » l’inconscient des mots ». Il me semble très éclairant de partir à la rencontre de cet inconscient. C’est ce que j’ai fait dans mon dernier livre » Ecrire est un roman ». Pour comprendre les enjeux de l’écriture, j’ai questionné un certain nombre de mots grecs.
Enfinl’émerveillement qui m’a saisie à dix ans lorsque j’ai lu « L’Odyssée » pour la première fois ne s’est jamais dissipé. Une lumière m’a envahie, qui persiste toujours en moi. Ce texte m’a d’autant plus parlé que je vivais au bord de la mer. Rien à voir avec la Méditerranée, c’était l’Atlantique breton, n’empêche, peu de livres m’ont éblouie aussi durablement.
La réflexion des Grecs sur la guerre et la paix et la notion de tragique m’ont aussi beaucoup marquée et m’habitent toujours, notamment en ces temps troublés.
5/ retrouvez-vous au fil de votre pratique de l’écriture des instincts que l’apprentissage du grec auraient développés ?Oui, le goût de la précision. L’apprentissage de cette langue le développe au plus haut point. C’est un atout capital.
6/ en quoi le grec est-il différent du latin ?
La syntaxe latine est plus rassurante, plus structurée. En grec, la subtilité est partout! Le grec – en tout cas, dans la littérature antique — est aussi bien plus riche en images, souvent poétiques. Chaque mot grec est une caisse de résonances infinies.
7/ lorsque vous êtes devenue enseignante, quelles ont été vos missions secrètes ? Quelle méthode avez-vous conçue pour transmettre le grec ?La joie. J’ai toujours été une adepte du » gai savoir » de Rabelais et de son abbaye de Thélème. Je voulais transmettre mon propre éblouissement. Je cherchais à transmettre le bonheur que j’avais éprouvé à découvrir la civilisation grecque, sans doute à la façon de ma prof Madame Lapeyre: la langue au service de la découverte d’un monde fascinant. Du coup, la grammaire n’était plus barbante. J’émaillais aussi l’apprentissage du vocabulaire de digressions étymologiques pour que mes élèves retiennent plus facilement les mots.
8/ quel est votre mot préféré en grec ancien ?Pour des raisons biographiques ( je cherchais désespérément pourquoi je portais un prénom si singulier dans ma famille ) un grand moment de ma vie fut la découverte de sa signification. Donc je vous répondrai: eirênê, la paix.
Mais à la vérité, chaque mot grec m’éblouit. Cet éblouissement est à son maximum tquand je suis en Grèce et que je me mets à déchiffrer le sens des toponymes. Ils sont souvent inchangés depuis la Grèce antique. Dans ces moments-là, de façon un peu enfantine, je m’y crois télétransportée…